"Nous montâmes pour cet effet en carosse dans le dessein de sortir de la ville. Mais ayant passé par hasard près du Colisée, un mouvement d'admiration que je fis involontairement à la vue de cet édifice et que Monsieur N.. remarqua, lui fit aussitôt arrêter le cocher, auquel il dit de nous en faire faire lentement le tour. Il y aurait de la cruauté, ajouta-t-il en m'adressant la parole, à vous priver d'un plaisir auquel vous me paraissez extrêmement sensible ; c'est ce qui m'a fait prendre la liberté de donner cet ordre à votre domestique.
Après l'avoir remercié de sa bonté et de sa complaisance, je regardais avec beaucoup d'attention cet édifice qui parait avoir été bâti pour durer autant que le monde. Je n'en ai jamais en effet vu de si solide. Il est situé au milieu de la ville, de figure ronde par dehors, quoiqu'il soit ovale en dedans, et d'une hauteur prodigieuse. Trois grands étages, dont les arcades et les fenêtres sont larges et fort hautes, forment le corps extérieur de cet édifice, dont la circonférence est de seize cents douze pieds ; et au dessus de ces trois étages s'élève encore une muraille fort haute, percée, de distance en distance, par plusieurs grandes fenêtres. Tout ce vaste bâtiment est de pierres Tiburtines, et chaque arcade et fenêtre est ornée de deux belles colonnes. Toutes ces colonnes sont d'un ordre différent, selon les divers étages où elles sont placées. Celle du premier, ou d'en bas, sont d'ordre Dorique ; celles du second sont Ioniques ; l'Ordre Corinthien distingue celles du troisième ; enfin celles du dernier étage sont de l'ordre que l'on appelle composite. Ces quatre étages étaient comme séparés par quatre grandes corniches, qui régnaient tout autour de cet édifice dont elles relevaient encore la beauté. Autant qu'on est charmé de voir les beaux restes de cet amphithéâtre, autant est-on affligé de le voir dans l'état où il est aujourd'hui, surtout lorsqu'on sait que ce ne sont, ni les injures du temps, ni la fureur et les ravages des barbares, ni cinq ou six embrasements qu'il a essuyés, et auxquels il avait constamment résisté, qui en ont détruit la partie qui y manque, mais les mains de ceux-mêmes qui devaient veiller le plus soigneusement à sa conservation. En effet Monsieur N.... m'apprit que cet édifice subsistait encore dans son entier il y a deux cents ans. On le verrait encore dans le même état, comme il est aisé d'en juger par ce qui en reste, et qui est, pour ainsi dire, encore dans sa première beauté, si le Pape Paul III, qui régnait alors et qui était extrêmement avare, voulant épargner son argent, n'en avait pas fait démolir une partie pour en faire construire ses deux palais Farnèse, et quelques autres bâtiments ; en quoi il fut imité par quelques-uns de ses successeurs possédés du même vice. C'est ainsi qu'un des plus beaux chefs-d’œuvre de l'art, après avoir échappé aux ravages du temps et à une multitude presque innombrable de fléaux dont Rome a été désolée dans la décadence de son Empire, a succombé sous l'avarice de ses souverains sacrés, qui auraient du employer, au contraire, une partie de leurs trésors à sa conservation..."
Gravures et Textes : Le voyageur instructif et amusant ou mémoires du Comte de B... (1764)
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